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par Saveria Mendella, Doctorante en Mode et Langage à l’EHESS

 

Que nous dit le motif US Flag à l’heure des trumpistes ?

Une semaine avant d’entrer en confinement, le mardi 10 mars, le journaliste Martin Weill présentait son nouveau documentaire en « terres trumpistes ».

On y découvrait des femmes pro Trump – niant toute accusation de viol à l’encontre du président et relativisent les attouchements sexuels – chez qui la tendance « mode nationaliste » se marque au fer rouge, blanc et bleu, parsemé d’étoiles.

Boucles d’oreilles en étendard, casquettes rouge et blanche à strass horizontales, converse étoiles, hoodie rouge, bracelet de zirconium formant un « USA », bandana et legging imprimés, serre-tête à base de jetées de drapeaux,… Tout ce qui s’apparente à l’étendard américain, ou le représente pleinement, constitue le vestiaire privilégié de ces militant.e.s qui voient en la confection de leur look un symbole ostensible d’appartenance à l’électorat de Trump.

Depuis, ces fétiches sont à nouveau de sortie lors de petites manifestations aux quatre coins du pays pour revendiquer un droit à la liberté de se déplacer, en somme, à refuser le confinement ou le port du masque. Exit la prévalence du collectif sur l’individuel. En se parant des vêtements aux motifs US Flag, l’électorat trumpiste tente de fournir une preuve matérielle du droit constitutionnel à la liberté malgré la crise sanitaire, stratégiquement soutenu par le président candidat Donald Trump.

Qu’il s’agisse de l’âne démocrate, ou de l’éléphant républicain, les deux figures politiques se répartissent à part égales les attributs (tricolores et étoilés) du drapeau. Mais ce sont les militants républicains qui en ont fait leur uniforme. Dans le camp démocrate, on préfère la sobriété d’un full look monochrome, souvent bleu marine, tel que régulièrement proposé par Bernie Sanders ou encore Alexandria Ocasio-Cortez.

Dans un contexte où la mode est davantage encline à brandir les revendications sociales par l’habit, que faire de l’appropriation par les trumpistes d’un des motifs les plus revisité et décontextualisé de la fashion ?

Députées démocrates lors du discours de l’Etat de l’Union en 2019, Getty Image

L’Amérique aux américains ?

Le 16 février dernier, durant la Fashion week Automne-Hiver 2020-21 de Londres, la marque américaine Tommy Hilfiger brandissait une nouvelle fois son logo fétiche, le fameux drapeau, sur ses sacs et manteaux. En parallèle, le label de Telfar Clemens présentait son sac iconique avec une mappemonde américano centrée, renommé Flag Bag pour l’occasion. Si les tons « naturels » de l’hiver prochain, dévoilant une large palette de beiges, kaki, et marrons, n’ont pas donné toute latitude au « motif USA », la mode y a tout de même recourt de manière récurrente.

En 2012, lors du show Victoria Secret, la mannequin Lily Aldridge défilait en maillot bleu et rouge accompagné d’une cape étoilée et d’accessoires dorées, rappelant le costume de Wonder Woman créé par le dessinateur Charles Moulton dans les années 40. Cette super-héroïne, irréelle car affranchie du patriarcat, n’a pas seulement inspiré les costumes de femmes désireuses de dévoiler leurs ambitions en période de carnaval, mais est aussi devenue une source d’inspiration première pour les industries de la mode et du divertissement. En 2010 par exemple, dans le clip « Telephone », Beyoncé et Lady Gaga terminent leur braquage de la musique pop vêtues de tenues sur lesquelles le peu de tissus permet d’identifier clairement le drapeau. Leur costume de scène fût un rappel du pouvoir des femmes, cette fois bien réel, et de la sororité, comme l’a confirmé le succès de cette collaboration musicale. Ainsi la ré-appropriation du drapeau sur certains vêtements dans des contextes précis favorisait la transmission de valeurs.

MS. Magazine, Juin 1972

Le drapeau, symbole de la culture populaire

Grâce à sa forte utilisation par les supporters dans les représentations sportives, le drapeau américain a étendu à tous les domaines culturels ce que les sports collectifs promeuvent de mieux : la communion et le dépassement des barrières. Le motif US Flag est sorti des rassemblements officiels pour faire son entrée dans la culture populaire, et donc dans la mode.

Apanage du sexy, armure de la femme, accessoire des rockers, le motif était d’abord le chouchou des références de mode avant de devenir la ressource inépuisable de la fast fashion, se déclinant désormais sur les chaussettes, casquettes, coques de smartphone, et autres gadgets à l’effet « twister » de tenues, dénichables sur n’importe quelle plateforme de e-commerce. En réponse à cette sur-utilisation, la marque Moschino l’a détourné en le floquant sur un doigt d’honneur qui recouvre les basiques de son vestiaire, comme un cri d’alerte dénonçant une perte de sens.

Bien loin de son déploiement esthétique, le drapeau américain renferme également une histoire coloniale que sa déclinaison à outrance a risqué d’évincer. En effet, l’oubli des significations rattachées au motif US Flag, du fait de l’abondance d’utilisation d’un emblème national, a conduit l’imaginaire du luxe à occulter le drapeau américain comme symbole de l’histoire d’une nation. Ainsi lorsque Vivienne Westwood le détourne à l’hiver 2017 sur une silhouette drapée dans des foulards fleuris mais aux teintes dominantes bleues et rouges, coiffée d’une couronne blanche à pic, le look symbolise la statue de la liberté et par déduction l’Amérique toute entière. Cette interprétation inspirée du drapeau et de son corolaire (la statue de la liberté), offerte par la plus célèbre des punk, rappelle à l’ordre les utilisations non pas abusives mais désymbolisées avec lesquelles la mode a tenté d’employer ce motif. Malgré les foulards et l’effet de mode provoqué par un catwalk parisien, le poids de l’histoire des Etats-Unis, ainsi que la force de frappe de ses symboles, étaient sur le devant de la scène.

Vivienne Westwood collection Fall-Winter 2017, Look 8, vogue runway

Quand le motif en dit (trop) long

Aujourd’hui, la scène médiatique rend davantage visible les trumpistes et leur look étendardisé à mesure que leurs manifestations, bien souvent motivées par des revendications aberrantes, se multiplient et se voient relayer dans la presse. Ainsi depuis plusieurs années, la mode se dégage du motif US Flag pour l’abandonner à des tendances populistes qui occupent désormais nos imaginaires occidentaux.

Pour de nombreux théoriciens, la célèbre formule de Marshall McLuhan selon laquelle le médium est le message agit en point de repère à toute analyse de communication. Ainsi le vêtement, comme tout autre médium, est lui-même un message. Pourtant, comme avec le langage, chaque message contient plusieurs sens, et donc à minima deux niveaux de lecture permettant de le décoder.

Dans la mode, l’on attache au moins autant d’importance à la forme – plutôt stable (robe, pantalon, jupe, tee shirt, veste) -, qu’au fond (motifs, tissus, coupes). De même pour les drapeaux à la forme homologue mais aux fonds (représentations culturelles) divergents, selon la société d’appartenance. Les deux niveaux symboliques auxquels fonds et formes réfèrent ne sont pas égalitaires bien que sensiblement interdépendants. Par la récupération de ces « fonds » de messages (les visuels de drapeaux), par d’autres formes de médiums, tel que le vêtement, la mode de l’esthétique mondialisée trahit ses propres frontières : révélant que le fond importe parfois plus que la forme alors allègrement ré-employée par la « mode nationaliste » qui tendrait à en faire à son tour un objet de mode reconnu universellement mais dans lequel le contact avec l’émetteur-récepteur replacerait la fonction populiste au centre de ce vêtement. Cela rejoint la théorie barthésienne selon laquelle la forme importe guère par sa limitation par opposition à l’infinité de sens -ici nommés fonds- possibles. En effet, peut-encore porter le motif US Flag sur sa tenue sans revendiquer des valeurs précises ? Pour derniers témoins de cette redistribution des symboles du motif, la casquette (presque désirable) de la campagne 2020 du président sortant Trump reproduit le drapeau sur sa visière, tandis que celle du candidat démocrate Joe Biden s’est fardée d’un noir sombre.

Ce retour à l’emploi premier du motif, à son utilisation orientée politiquement, a même conduit les féministes américaines à recourir au rose (symboliquement sexiste) plutôt qu’à l’étendard du pays (désormais symboliquement fasciste).

 Manifestante anti-confinement, USA, Avril 2020
Photo : Alison McClaran, agence Reuters

Comme pour le drapeau de l’union jack, celui des Etats-Unis, du fait de sa diversité de récupérations par les secteurs créatifs, appartient à la culture populaire commune, à ce que l’historien et politologue Achile Mbembe nomme les « archives mondiales ». Mais ce serait nier les potentielles dérives que d’oublier totalement la fonction première du drapeau, qui est de symboliser un ralliement à un.e chef.fe ou une nation, tel qu’en atteste sa définition dans les dictionnaires.

La mode emprunte à l’US Flag son esthétique, voire les références culturelles larges auxquelles il est associé. Mais cet usage sélectif n’empêche en rien que les objets créés ne retrouvent leur sens premier malgré un changement de forme. Ainsi les symboles nationalistes, détournés ou contournés par la mode, subsistent. Ils sont alors aisément récupérés pour leur usage primaire : marquer une appartenance. Serait-ce une preuve que, dans l’ambivalence des symboles nationaux « libres de droit », le fond compte plus que la forme et donc que l’emploi premier l’emportera toujours sur l’usage désymbolisé que tente d’en proposer la mode ?