Par Geraldine-Julie Sommier
Directrice du Patrimoine Chloé
Septembre 2021
Olivier Châtenet lors de la transmission de sa collection Chloé, Photo Nicolas Norblin
Le patrimoine Chloé a été créé en 2011, un an avant l’anniversaire des 60 ans de la Maison, dont la célébration a engendré de nombreux projets d’expositions et de publications. Cet anniversaire a donné à voir ce qui ne peut être créé ex-nihilo : la légitimité historique d’une griffe à la frontière entre le savoir-faire de la haute couture et l’esprit jeune et inventif du prêt-à-porter de créateurs.
De fait, les anniversaires ont souvent joué ce rôle de précipités d’histoire, de révélateurs de culture pour les Maisons et sont à l’origine de la création de nombreux services Patrimoine (également appelés Archive(s) ou encore Héritage). Cette culture porteuse de son récit, de ses mythologies propres, contribue à ce que le marketing nomme « storytelling » et « brand content ». La culture de la Maison agit comme un vecteur d’émotions et d’adhésion des clientes, fédère une communauté autour de son histoire et de ses valeurs. C’est un atout pour son attractivité commerciale. Il s’agit aussi, alors que les directions de création se succèdent au sein de Maisons historiques, de les aider à comprendre ce qui constitue l’essence d’une Maison, ce « je ne sais quoi », qui au fil des années la définit et fait qu’une collection renouvelle les précédentes tout en restant fidèle à un esprit.
Se pencher sur le passé est à priori opposé à la raison d’être des Maisons de mode, tournées vers l’avenir et le renouvellement, la réinvention, d’une collection à l’autre. Il a donc fallu aller chercher du côté des musées, des experts du passé, de la documentation et conservation de vêtements afin d’établir ces services. A leur arrivée, un état des lieux est dressé, de ce que quelques personnes sensibles avaient mis de côté au sein des Maisons, reconnaissant une valeur particulière à certains modèles et les sauvant de dons souvent effectués à des journalistes, célébrités, stagiaires ou mannequins (une anecdote raconte ainsi que Karl Lagerfeld encourageait ses amies mannequins à fuir sans se changer à la fin des défilés Chloé… !). Il s’agit ensuite pour ces responsables de services patrimoniaux de réunir une collection cohérente, par des acquisitions, pièce par pièce, en ventes aux enchères, au sein de boutiques et de sites spécialisés ou auprès de particuliers.
Cependant il existe des visionnaires qui ont su déceler la valeur de création avant même les Maisons à leurs origines. Olivier Châtenet est de ces rares amateurs éclairés qui dès les années 1990 a commencé à « accumuler » des vêtements représentatifs de l’essor stylistique du prêt-à-porter de luxe, comme Saint Laurent Rive Gauche, Kenzo, Chloé, Sonia Rykiel, Emmanuelle Khanh, Cacharel etc…
Dans les années 2000, il transforme peu à peu cette « accumulation » en « collection », moyennant sa structuration, classification, documentation et de nouvelles acquisitions plus réfléchies.
Olivier né en 1960, grandit en même temps que le prêt-à-porter de créateurs, alors en plein boum. « Ma mère était très coquette et portait beaucoup d’ensembles en maille, de Sonia Rykiel achetés à la boutique de la rue de Grenelle ou de Chloé » comme cet amusant et luxueux T-shirt en jersey de soie peint à la main (1971) qui figure parmi la collection de 300 pièces Chloé qu’il a réunie au fil du temps.
Châtenet, ainsi biberonné aux créations vivantes et joyeuses des années 1960 et 1970, se tourne en 1980 vers des études de modéliste et fait ses classes chez les maîtres de l’époque : Alaïa et Mugler, avant sa rencontre avec Michèle Meunier. Ensemble ils créeront deux griffes : Mariot Chanet et E2.
La construction du vêtement : coupe et volumes furent au cœur des créations Mariot Chanet (1988-1996), qui vont jusqu’à « esquisser les coutures grâce au jeu de la coupe faite en un seul morceau », souligne la journaliste Michèle Leloup en 1993[i]
Défilé Mariot Chanet, Prêt-à-Porter, printemps-été 1995
E2, qui connut 10 ans d’existence (2000-2010), fut quant à elle, une griffe précurseur au regard des préoccupations actuelles. En effet, basée sur le « vintage upcycling » (à l’époque on parlait de « customisation »), la plupart des vêtements étaient transformés en pièce unique par des jeux de coupes, des amalgames de différentes pièces et des signatures propres à E2, telles que des rangées de clous, œillets métalliques ou broderies. Certains vêtements à l’opposé, étaient laissés tels quels, sans intervention, car identifiés comme « ready made » exprimant « une forme de perfection ». Ainsi chaque pièce E2 était réalisée artisanalement avec sensibilité et économie de moyens dans un atelier au cœur de Paris, avant d’être notamment vendue par Maria Luisa ou Colette (concept store crée en 1997).
E2 – Travail sur les foulards
Ces détours biographiques, loin d’être anodins, fournissent l’explication de la qualité de la collection de pièces Chloé réunie par Olivier Châtenet sur plusieurs décennies. Elles révèlent l’œil aiguisé de praticien amoureux de la coupe des années de créations Mariot Chanet, l’amour de la chine et des motifs au cœur de l’entreprise E2.
L’attention portée à la coupe faite en un seul morceau, ou encore la réalisation de pièces en foulards non coupés[ii], sont très éclairants d’une certaine conception du vêtement proche de l’un des dadas méconnus de Karl dans son travail du flou chez Chloé. Réduire les coutures au minimum, alléger le vêtement de ses ourlets, assembler des formes géométriques – carrés, triangles, cercles – … sont des signatures partout visibles dans les collections de la Maison, que ce soit à travers les croquis, archives documentaires, vêtements et nombreux témoignages, notamment de clientes. Celles-ci se souviennent aujourd’hui encore de leurs tâtonnements pour assembler les pièces à superposer … quand le « prêt-à-porter » ne l’est plus tout à fait !
La collection réunie par Olivier Châtenet comprend un total de 298 pièces Chloé par Karl Lagerfeld datées de 1966 à 1983. Ce sont des blouses, ensembles de jour, robes du soir et accessoires (foulards, ceintures, chaussures). Le lot le plus exceptionnel et inclassable est constitué de robes de soie dont chaque pièce rarissime est peinte à la main.
Dix pièces emblématiques de la collection réunie par Olivier Chatenet :
Blouse (Eté 1975) :
Les blouses qui coulent sur la peau expriment la fluidité chère à la Maison depuis le début des années 1960. Celle-ci, portée par Jane Birkin en couverture du ELLE en février 1975[iii] est représentative de ce qu’Olivier appelle « la délicatesse Chloé » : une subtilité de coupe et une quantité de coutures réduites à minima. En effet, les manches ne sont pas rapportées, la blouse est constituée de deux parties qui se réunissent de façon quasi invisible au milieu devant et dos, tandis que les manches sont dans le biais. Le col claudine est ourlé d’un fin picot afin de préserver la légèreté : un luxe de l’épure, non ostentatoire, qui ne se dévoile qu’aux yeux avertis.
Ensemble de jour (1972) :
Les ensembles en crêpe de soie sont un manifeste de la légèreté chère à Chloé et l’un des « hit » des années 70. Porter de la soie, jusque-là réservée au soir et à la lingerie, en plein jour et en toute saison (avec de petites mailles assorties) signe une attitude nouvelle. Les imprimés pleins d’humour et de fantaisie sont créés exclusivement pour Chloé et souvent produits par des soyeux italiens. Karl y mêle des références pop et érudites. Pour l’ensemble coordonné ci-dessous, le motif est inspiré par le mouvement constructiviste russe.
« Breloque » Robe en deux morceaux (Hiver 1975) :
Cette robe exprime la quintessence du flou, de la légèreté : pas de doublure, pas d’ourlet. C’est une réinvention de la couture traditionnelle : le vêtement est constitué de deux moitiés cache-cœur dont chaque élément sert de doublure à l’autre, elles se superposent et se nouent à la taille. Cette simplicité rend la taille ajustable, le vêtement peut être soit court, soit long. On peut y voir une référence aux vêtements drapés réalisés à partir de rectangles d’étoffes noués de part et d’autre du corps, une solution vestimentaire en cours à l’Antiquité, ou encore pratiquée en Afrique aujourd’hui. Mais simplicité ne signifie pas simpliste car quelques coutures habiles créent sur cette « robe en deux morceaux » un col drapé devant et dos et un tombé impeccable.
Croquis de Karl Lagerfeld en illustration de l’article du The Washington Post – The (Un)Shape of Things to Come, 1975-05-18 par Nina S.Hyde
Manteau aux ourlets picot (Eté 1976) :
La simplicité élégante est créée sur ce manteau uniquement par l’absence d’ourlets retournés, auxquels se substitue un simple picot renforcé par des coutures parallèles contrastées qui soulignent les bordures, les poches plaquées et la ceinture. Lorsque la fonction devient ornement, un manifeste du « less is more ».
« Robes tableaux » peintes à la main (Eté 1967 et Hiver 1971) :
Parler de « pièces de musées » à propos des soies peintes Chloé n’est pas une figure de style, car des musées de mode du monde entier en conservent dans leur collection (notamment Musée des Arts Décoratifs, Musée Galliera à Paris, Metropolitan Museum of Art, Fashion Institute à New York). Exceptionnelles par la qualité du savoir-faire mis en œuvre, elles ont toutes été réalisées par un petit atelier parisien dirigé par Nicole Lefort, qui travaillait exclusivement pour Chloé de 1966 à la fin des années 1970. Karl appréciait particulièrement la liberté qu’offrait cette technique à plusieurs niveaux : liberté de créer de grands motifs asymétriques, un placement du motif moins contraint sur la surface du vêtement, mais aussi réactivité, simplicité d’échange avec Nicole Lefort à l’opposé d’un développement par processus industriel. Ainsi Nicole se souvient qu’elle recevait des croquis très détaillés, avec souvent des collages aux sources variées en guise d’inspirations : extraits de livres d’art, céramiques, travail du verre Art Nouveau… mais aussi soirées passées avec Karl lors desquelles ils feuilletaient des livres où chaque page commentée par Karl devenait une « robe tableau » en puissance.
Les plus anciennes robes peintes à la main de la collection Châtenet datent de l’été 1967. « Astoria » ci-dessous est inspirée par les illustrations d’Aubrey Beardsley. Le croquis d’une autre de l’Hiver 1971 présente le collage d’un tableau d’Albert Gleizes, La Danseuse ou La Danseuse espagnole, datant de 1916 ou 1917.
Robe en 3 parties superposées – blouse, jupe et tunique (Hiver 1975) :
« Pour moi il n’y a pas de doublure. Si une robe a besoin d’une doublure, la doublure doit être une autre robe. Il n’y a pas de sous-vêtement ou de vêtements de dessus…seulement des morceaux de vêtements que vous pouvez déplacer, ajouter les uns aux autres, mélanger, faire ce que vous voulez. » Karl Lagerfeld[iv]
Karl appelle « dalmatique » le principe de superposition (ou layering) par lequel il propose de doubler un vêtement par un autre de longueur contrastée. « Dalmatique » en référence à l’habit ecclésiastique hérité de l’Antiquité en forme de croix aux manches courtes et arrivant aux genoux. Porté par les diacres, elle se superpose à l’aube dont les bordures sont ainsi révélées. Cependant la dalmatique revêtue par un évêque devient vêtement de dessous… un vêtement interchangeable qui brouille les frontières du porté spécifique dessus ou dessous.
Robes à inserts de dentelle « Arsenic » (Eté 1975) et « Vénétie » (Hiver 1982) :
La dentelle est un textile des plus aérien, arachnéen, sa légèreté en fait une matière prisée par Chloé. Elle est incrustée en rubans ou entre-deux de dentelle sur la robe « Arsenic ». Ce nom, clin d’œil à la pièce « Arsenic et vieilles dentelles », rompt avec l’image romantique Belle Époque du crêpe ivoire, des volants, dentelles et plis religieuses, pour avec humour lui conférer un léger décalage sulfureux. La difficulté est bien d’employer la dentelle sans tomber dans une forme de mièvrerie. Chloé y parvient notamment en l’insérant en motif dans le tissu. Par exemple en carrés – réalisés par Solstiss – pour « Vénétie », une robe des années 1980. La dentelle crée ainsi par sa transparence un jeu de plans, de profondeurs ombrées entre la surface de l’étoffe et le fond de robe. Légèreté et lumière : « Light » sont si justement homonymes en anglais.
Robe brodée de chaînette de douche (Eté 1982) :
« J’ai une martingale essayer de voir les choses de tous les jours d’un autre œil et provoquer des associations d’idées qui, parfois ont l’air absurde de prime abord, comme un brocanteur qui cherche dans un tas de ferraille quelque chose qui peut lui servir. C’est ce qui est arrivé pour les chaînes de baignoire trouvées à la Samaritaine, en fines perles d’acier, qui plombent mes robes et dessinent des broderies finement cousues perle à perle. Il en a fallu 25 000 mètres tant elles ont eu du succès. (…) Et toujours une certaine façon de coudre, très mangeuse de temps, qui donne leur caractère luxueux aux vêtements. » Karl Lagerfeld [v]
Au premier regard, on ne décèle pas l’origine de l’ornementation de cette robe : des chaînettes qui retiennent les bondes de salle de bains. C’est ainsi que se révèle souvent la créativité à l’œuvre chez Chloé : un léger décalage, un twist savoureux qui provoque l’inattendu, une attitude légère qui ne se prend pas au sérieux sans pour autant basculer dans l’extravagance. Légèreté est le maître mot.
La collection d’Olivier Chêtenet au Patrimoine Chloé, Photo Nicolas Norblin
NOTES
[i] Michèle Leloup, « Les purs de l’épure », L’Express, 4 novembre 1993
[ii] Céline Vautard, « Naissance de la ligne E2.2 », Fashion Network, 7 oct. 2009
[iii] ELLE, Photo Lothar Schmid
[iv] Nina S.Hyde, « The (Un)Shape of Things to Come », The Washington Post, 18 mai 1975
Citation originale: “For me there is no lining. If there is a need for a lining I make another garment for people to wear, but it can be shown. There is no undergarment or overgarment…only pieces of clothes that you can move, add, mix and do whatever you want.” KL
[v] Cité dans « Chloé par Karl Lagerfeld : Une robe « portable » », Vogue Paris, février 1982