Par Sandrine Tinturier.
Le crissement du papier cristal des albums photos, le bruit de roulement de tambour de l’écran qu’on installe pour une séance de projection, et dont l’odeur particulière persiste dans la pièce bien après le dernier clac sourd du carrousel de diapositives, des perceptions qui accompagnaient la lecture des images de notre histoire personnelle et familiale au 20ème siècle. Dans cette histoire, il y avait aussi des photos ratées, des mariés à la tête coupée, des points de vue rétrécis par une casquette au premier plan, des yeux fermés, beaucoup. Il y avait du flou, du sur et du sous-exposé, du contre-jour. Toutes ces prises de vue faisaient partie de notre lot d’images. A leur place dans la boite de photos au parfum un peu âcre, elles permettaient à notre regard sur le passé de se décaler un peu, d’entrevoir un ailleurs plus poétique, plus merveilleux ou plus amusant.
Entre le moment de la pose des deux garçonnets et la révélation de l’image floue, l’instant capturé avait disparu, et avec lui, le paysage de bord de mer en hiver, la pose fraternelle, le muret, les pieds dans le sable. Parce que l’instant était perdu, le cliché a été conservé, pas de delete au 20ème siècle, moins de censure de l’imparfait, du non-conforme. Cette photographie à la beauté fantomatique est une rescapée. Elle a échappé au photographe, à la technique photographique, puis à la corbeille, pour finir par mimer un tableau de Gerhard Richter. Une prouesse…
Un jour, j’ai photographié deux petits garçons, Arthur et Samy. Dès après la pose, ils se sont précipités pour voir leur image qui aurait dû apparaitre sur mon appareil. Au vu du rectangle resté dramatiquement noir au dos de l’appareil argentique, la même déception dans leurs regards jumeaux. Ils sont partis, un peu en colère d’avoir posé pour rien, sans me laisser le temps de m’expliquer. Mais qu’aurais-je pu leur dire ? « Je vous promets, j’ai vraiment pris une photo et si elle est ratée, elle ressemblera peut-être à un Gerhard Richter ! » ?