Par Sandrine Tinturier.
Les hommes étaient à peu près tous sobrement vêtus de noir quand la Grande guerre éclate. Le combat dans lequel ils s’engagent dans une masse maintenant gris-de-fer bleuté, bleu du ciel, rouge garance puis bleu horizon, a pour effet, comme une farce de l’histoire, de précipiter des milliers de femmes dans une garde-robe d’une triste noirceur.
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Au delà des deux images d’une femme en grand deuil, au delà des instants de la prise de vue dans le studio d’un photographe de Saint Etienne, ce diptyque trace le cheminement d’une de ces 700 000 veuves, victimes de la guerre.
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Sur le premier cliché, une posture droite et un regard franc évoquent la fierté de l’épouse d’un combattant mort pour la France, l’acceptation digne de sa condition de veuve. Assise sur le bord du banc, laissant une place significativement vide à ses côtés, elle est encore revêtue de tous les attributs à la couleur de son veuvage. Le chapeau dont le voile a seulement été relevé, les hauts gants, le sac à main serré, semblent signifier qu’elle n’est là que de passage, qu’aussitôt achevé l’exercice narcissique du portrait, elle prendra la fuite.
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Pourtant, le temps de débarrasser son modèle des attributs trop signifiants de son état de veuve, le photographe réactive son appareil devant une femme maintenant debout et dont les courbes ont été mises en valeur par une pose de trois-quart. Sa poitrine est avantageuse, sa taille fine, la cambrure de ses reins et le galbe des hanches, notables.
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Comme le signe d’une aspiration à une nouvelle vie, ce dernier cliché peut trivialement laisser voir une femme mettant son corps en valeur comme le produit publicitaire d’elle-même. Si environ un tiers des veuves se sont remariées suite à la guerre, ce sont majoritairement celles qui étaient jeunes et sans enfant qui ont eu l’opportunité d’épouser les rares candidats au mariage. Au sortir de la guerre, les coeurs des femmes sont à prendre, leurs corps aussi. Ces corps sont revêtus d’un noir à valeur de signal. Encore teinté de l’interdit, de l’impossible accès à la femme en noir dans les convenances d’avant-guerre, le noir se trouble en devenant la marque de la disponibilité de celle qui le porte. L’érotisation de la couleur noire a peut-être à voir avec la robe des veuves.