Par Théo Castaings, commissaire d’exposition indépendant
Arthur Bispo do Rosário, Manto da Apresentação, n.d., textile brodé, fils tressés, papier et métal, 118,5 x 141 x 20 cm, Museo Bispo do Rosário Arte Contemporânea, Rio de Janeiro
Le Manto da Apresentação (Chasuble de la Présentation) est une œuvre qu’Arthur Bispo do Rosário a élaboré tout au long de sa réclusion. Réalisé à partir de couvertures usagées, il mesure 118,5 cm de largeur sur 141 cm de longueur. Sur le modèle de l’habit sacerdotal, c’est un large manteau sans manche, de forme circulaire, que l’on enfile en passant sa tête dans l’ouverture centrale. Une fois revêtu, les épaules du porteur constituent la charpente du vêtement qui recouvre la quasi-totalité de son corps. Des passementeries et des franges bordent les contours de la pièce.
En 1938, Arthur Bispo do Rosário, diagnostiqué schizophrène et paranoïaque, est interné à la Côlonia Juliano Moreira, un institut psychiatrique en banlieue de Rio de Janeiro. « Bispo », « évêque » en français, est le surnom qu’on lui a donné en raison des voix qu’il entendait et qui lui sommaient de réaliser sa mission : en tant que fils de Dieu, il doit créer un inventaire du monde qu’il présentera au Seigneur le jour du Jugement dernier. À partir de 1964 il s’enferme pendant 7 ans dans sa cellule pour mener à bien cet ordre divin. Il est l’auteur de plus de 800 œuvres (bannières vêtements, sculptures) qu’il créera jusqu’à sa mort en 1989.
Le monde que répertorie Bispo est celui qui précède son enfermement, qu’il a exploré durant ses promenades et son service dans la marine, qu’il parcourt dans les journaux et dans sa mémoire. Il le transcrit à partir de fils, d’aiguilles et d’objets en tous genres (chaussures, bouts de plastique, tasses, conserves). C’est en effilochant les uniformes des autres patients qu’il extrait le fil qui tend la narration de son œuvre. Les objets récupérés proviennent des rebuts de la Côlonia.
Bispo se présentera à Dieu revêtu du Manto da Apresentação, c’est un vêtement d’apparat. La partie visible est abondamment parée de textiles brodés, de fils tressés, de papier et de métal. Un assemblage de mots, d’images et de chiffres, lancés sur le tissu comme des coups de dés, composent cette encyclopédie frénétique. Des fils, jaillissant d’une main au milieu du Manto, se déploient comme végétation exubérante et confèrent un peu plus de volume à la pièce. Au revers, les noms de personnes qui ont été chères à Bispo, s’enroulent en spiral, dans une sourde confusion de voix, autour de la tunique. En levant les bras pour donner son ultime messe il emportera avec lui l’inventaire qu’il a brodé sur sa chasuble. Un univers indéchiffrable qui soulève celui qui le regarde par sa puissance créatrice.
L’Apocalypse, où l’on trouve le récit du Jugement dernier, dévoile la déchéance du présent et la fin de l’histoire, pour annoncer l’avenir des justes. Jean, témoin, fait part de sa révélation et incarne le mécanisme enregistrement-diffusion du savoir. La mission de Bispo do Rosário s’apparente à celle de Jean : il inscrit sa vision du monde dans son livre, le Manto da Apresentação. La forme du vêtement, les broderie, les bannières rappellent aussi le folklore des manifestations religieuses issues d’un syncrétisme très présent au Brésil, dans des états comme Bahia et Sergipe, où est né Bispo. Ce mélange des cultures et des croyances indigènes, occidentales et africaines dont, en tant que descendant d’esclaves, il est un héritier, imprègne son travail. Sa force est d’avoir fait de ce récit une seconde peau où l’œuvre et son créateur ne font plus qu’un. Par ce geste il voile sa réclusion, dissout ce corps enfermé, et dévoile son travail en affichant cet inventaire qui l’élève au statut de messie.
Le Manto est une œuvre de résistance. Arthur Bispo do Rosário a utilisé l’institution psychiatrique comme un atelier et a transformé les vêtements, servant à l’uniformisation du corps et de l’esprit des patients, en ressource matérielle pour sa création. Il a détourné les moyens de son oppression à des fin d’émancipation. Sa marginalisation est devenue un lieu de rassemblement. Au sein de son travail il réunit des mouvements et théories artistiques avec lesquels il n’avait aucun contact : l’art brut, autodidacte en rupture avec la culture élitaire et officielle, le ready–made, détournement du statut de l’objet, l’art conceptuel, primat de l’idée sur la technique, ou encore l’arte povera, forme artistique qui découle de l’engagement de l’artiste. Son œuvre, dont il se dit « l’esclave », à laquelle sa vie est intrinsèquement liée, a été l’objet de nombreuses expositions (MAM Rio, 46èmeBiennale de Venise, maison rouge), reportages (O Prisoneiro da passagem, Hugo Denizart), de l’admiration d’artistes comme Louise Bourgeois et est aujourd’hui présentée au Museo Bispo do Rosário, installée au sein de la Colônia Juliano Moreira.
Comme le messie, Arthur Bispo do Rosário se voyait oint d’une mission, dont le Manto peut être perçu comme une synthèse, à laquelle il a consacré sa vie, et que l’exclusion n’a pu soumettre au silence. L’un de ses miracles aura été celui de faire naître des entrailles de son oppresseur le lieu de la rencontre de son œuvre avec le monde.