Par Théo Castaings, commissaire d’exposition indépendant
Hella Jongerius, Entrelacs, une recherche tissée,
Exposition présentée du 7 juin au 8 septembre 2019 à Lafayette Anticipations, Paris
Vue d’exposition : Hella Jongerius, Entrelacs, une recherche tissée, 2019. © Roel van Tour / Lafayette Anticipations, Paris
Un amas de fils repend son cours au travers des espaces d’exposition. En s’approchant, des formes abstraites émergent de la masse. Des séries d’échantillons de tissus, d’ébauches de motifs et de bobines sont accrochés aux murs et disposés sur des présentoirs. Des ouvriers s’affairent autour des différents métiers à tisser. Une mécanique d’outils et de gestes qui lacent, relacent, entrelacent. L’ancien bâtiment industriel où s’est installé la fondation d’entreprise Galeries Lafayette retrouve cette atmosphère d’atelier.
Entrelacs est une recherche sur le textile, produite par le Hella Jongerius, commissionnée par Lafayette Anticipations et présentée dans les locaux de la fondation au 9 rue du Plâtre. L’exposition expérimente la pratique du tissage et cherche à capter cette trace, ce mouvement qui caractérise le design du Jongeriuslab. Plutôt qu’une monstration d’objets finis, il s’agit d’une invitation à observer un processus de création durant les 3 mois d’exposition.
Space Loom
Hella Jongerius est une designeuse néerlandaise. Diplômé de la Design Academy Eindhoven, l’une des écoles de design les plus renommées du monde, elle fonde son propre studio, le Jongeriuslab, qui s’installe à Berlin en 2009. Pendant plus de 25 ans elle a accompagné de grands noms du secteur industriel (vaisselle, textile, meuble) dans la matérialisation de leur univers. Elle a, entre autres, conçu la cabine de la business class de KLM (2013), proposé des prototypes de bouteilles pour Evian (2004) ou encore édité le Polder sofa, bestseller du fabricant de mobilier Vitra (2005).
Le Jongeriuslab explore les couleurs, les matières et les textiles, et a la volonté de faire dialoguer l’artisanat avec les nouvelles technologies. La manufacture, ou l’empreinte humaine, qui corrobore l’idée d’imperfection, est sa marque de fabrique. Il revendique un design humaniste qui affirme l’existence de l’individu. En tant qu’actrice du monde de l’industrie, Hella Jongerius cherche à créer une passerelle entre l’industrie et son activisme : « on peut se tenir à distance et se plaindre de l’industrie ou bien participer à son changement de l’intérieur. Parfois, de petits changements parviennent, avec le temps, à de plus grandes prises de conscience » (« Introducing Hella Jongerius », ARTtube, 28/10/18). L’une de ses dernières productions, Slope (2019) est série de tapis qui conjugue la technique de l’ikat (procédé de teinture et de tissage artisanale qui résulte de l’application très précise des couleurs sur les fils de chaîne ou les fils de trame pour faire apparaître les motifs) avec le motif des rayures (capitalisé par l’industrie de la mode contemporaine) et des dégradés de couleurs, roulant comme la mer sur le sable, rendant chaque pièce unique.
En 2015, elle écrit avec Louise Schouwenberg, théoricienne du design, le manifeste Beyond the New. Elles accusent l’industrie du design, obnubilée par l’attrait du nouveau et le profit, au détriment de la qualité et de l’intelligence de l’objet, de diminuer les valeur et la créativité du designer. Elles formulent de nouveaux idéaux : stimuler une mémoire active de l’artisanat tout en exploitant le potentiel des nouvelles technologies, l’expérimentation comme moteur de la création et l’engagement dans une économie circulaire. Un soulèvement qui n’est envisageable que dans la mesure où les designers prennent l’initiative d’assurer une médiation militante entre un usager sensibilisé à la production de l’objet et une industrie pensante et engagée. Jongerius et Schouwenberg appellent en conclusion à envisager le design, non plus comme une fin, mais comme un moyen. Le temps n’est plus une contrainte, où les plannings fragmentent les différentes phases de production, mais une ressource propice à la recherche et à la maïeutique.
Pendant un an, Hella Jongerius a décidé de suspendre son activité industrielle afin de se consacrer à la pratique du tissage. De la même manière, l’exposition présentée à Lafayette Anticipations est une prolongation de cette rupture et envisage le métier à tisser comme un ouvroir de potentiels.
Digital Jacquard Loom
Echantillon obtenu à partir du Digital Jacquard Loom
Entrelacs donne à voir trois temps de confection, basés sur la pratique du tissage (une pratique remontant au néolithique qui permet de créer un tissu à partir de l’entrecroisement des fils de chaîne, verticaux, avec les fils de trame, horizontaux). Les tables de travail et les machines sont disposées tout autour du vide central de la tour d’exposition où des designers participent continuellement au processus de Space loom. Ce métier à tisser de 16 m de hauteur intègre les plates-formes mobile du bâtiment, une architecture-machine dessinée par Rem Koolhaas et l’agence OMA, dans sa structure. Tous les fils de chaîne sont des pièces uniques réalisée par le Jongeriuslab et ce sont eux qui créent les motifs, la hiérarchie est ainsi inversée, la structure fait œuvre. Au 2ème étage, Weavers Wersatt (Atelier des tisserands) invite des designers extérieurs à développer leurs recherches personnelles et à partager leurs savoirs sur le tissage autour du Digital Jacquard loom(métier à tisser numérique TC2). En plus d’une production accélérée et programmée, ce dernier offre la possibilité de tisser des motifs à partir de logiciels comme Photoshop et de modifier les fils en cours de réalisation. Au 1er étage, Seamless loom (« métier à tisser sans couture » ou Métier 3D) permet, par la réunion de quatre métiers à tisser et de quatre tisserands, de produire des briques tridimensionnelles. Ces briques envisagent le textile comme nouveau matériau de construction qui par ses propriétés (léger, solide, durable) offre des alternatives pour l’architecture de demain.
Seamless loom
Hella Jongerius manipulant une brique tridimensionnelle
Cherchant l’objet et ne trouvant que le processus de création, le visiteur – consommateur de textile dans sa vie quotidienne – est arraché à la fast fashion et à l’immédiateté de l’effet de mode. Au sein même d’une institution fondée par l’un des plus grands acteurs de cette industrie, Entrelacs observe la production textile au microscope en l’extrayant du temps frénétique de la production industrielle. C’est une exposition active qui mêle la contemplation à la participation. Le visiteur est immergé dans les matières et les couleurs, que nos sens ultra-connectés tendent à perdre. Un réseau de possibilité se tisse entre l’art, l’industrie et les techniques. Dans cet inlassable entrelacement, les lignes se déplacent.
Les fils de chaîne du Space Loom reposant au sol