Par Sylvie Roy, chargée d’études documentaires, Palais Galliera.
L’étude d’un objet anodin, presque anonyme, nous conduit aujourd’hui à prendre la mesure de l’innovation visionnaire du concept de recyclage conçu par l’un des créateurs les plus talentueux de sa génération.
Un morceau de carton, la photocopie du plan d’un quartier parisien, griffonné d’une flèche tracée au feutre rouge ancrée et estampillée d’un « 19h30 », une feuille d’éphéméride, voilà les éléments qui composent l’invitation annonçant le troisième défilé du créateur belge Martin Margiela pour sa collection Printemps-Eté 1990.
Le show a lieu dans un terrain vague, sous une tente, passage Josseaume, entre la rue des Haies et la rue des Vignoles dans le 20ème arrondissement, passage aujourd’hui bien plus aseptisé qu’il ne l’était trente ans auparavant. Une centaine de personnes assistent à ce défilé atypique, loin des scènes habituelles et policées de la Cour Carré du Louvre ou des grands hôtels parisiens.
Deux jours après l’événement, la presse réagit violemment. Un quotidien ouvre la polémique jugeant indécente la confrontation d’un monde de luxe (la mode) avec la pauvreté (les squats des quartiers défavorisés de la capitale). L’idée d’avant-garde de la Maison Martin Margiela, sans doute un peu trop en avance justement, est un coup de poing dans les codes bien huilés de la mode. Pour cette collection, le créateur et son équipe ont une démarche cohérente, pensée et orchestrée autour du concept encore peu exploité du réemploi de vêtements et de matériaux recyclés : des pantalons d’homme en prince de Galles sont ouverts et portés en jupe, des marcels géants font office de robe, des boléros en papier mâché d’affiches publicitaires dérobées dans le métro, forment les hauts des looks de cette collection. Si la structure des vêtements est démontée, chaque rouage du défilé est à son tour savamment déconstruit.
Le carton d’invitation est l’un de ces écrous et il annonce d’emblée l’esprit. « le choix du terrain vague n’est pas une pure fantaisie esthétique, explique l’attaché de presse, il s’inscrit dans une suite d’actions menées aux côtés de deux éducateurs aventureux, pour les enfants du quartier. » Sur ces cartons d’emballage, guidés par leurs éducateurs, les enfants ont laissé libre cours à leur imagination dans des dessins surmontés du nom et prénom du créateur, et de la date de la collection. L’anti-classicisme de ce défilé a dérouté, choqué, mais il a aussi conquis des journalistes et rédactrices de mode, piégés dans ce cul-de-sac bourbeux où courent les enfants du quartier parmi les mannequins et les spectateurs éberlués. Ces mêmes enfants, qui ont participé à cette aventure décloisonnant les strates sociales le temps d’un défilé, s’employaient à créer, quelques jours auparavant, les centaines de cartons dont il ne reste sans doute aujourd’hui que de rares exemplaires. Le terme générique d’ « éphémères » dont on qualifie les invitations dans les fonds de bibliothèques et de musées, nous suggère leur brève existence et l’incertitude de leur survie, qui fait étrangement écho aujourd’hui plus qu’hier, au cycle de la vie.