Le décor d’abord : d’un kitsch particulièrement étonnant pour une Maison comme Vuitton. Des rideaux de fils, noir et or de part et d’autre du podium, des tigres empaillés, des peaux de félins au sol. De fausses colonnes à pilastres, un sol en faux marbre. Un parti pris – étonnant – pour la pacotille.
« Je ne pense pas qu’il existe une chose telle que le bon goût, ou le mauvais goût. »2
Il en va de même pour les silhouettes. Une inspiration éclectique, mêlant l’univers du cirque, ou du goût pour les safaris du XIXème siècle, on ne saurait trop trancher, bien que chacune de ces deux influences soient concomitantes. En effet, dès le XVIIème siècle, explorant et cartographiant l‘Afrique, les européens se laissent insidieusement influencer par les cultures locales. Les safaris se faisant de plus en plus nombreux, on rapporte fréquemment en Europe si ce n’est des trophées de chasse, des animaux que l’on enferme dans des ménageries (avant que ne naissent les parcs zoologiques). Car effectivement, les intérêts des européens vont se jouer dès lors en Afrique : en 1798 Bonaparte part en expédition au Maghreb, puis en Egypte ; en 1830 a lieu la guerre franco-maghrébine qui aboutira à la colonisation, en 1862 se tient l’exposition Universelle en France, une occasion de plus pour faire découvrir aux métropolitains leurs colonies et enfin, en 1869 on inaugure le canal de Suez, facilitant dès lors les voyages vers l’Asie.
L’art n’est pas en reste : l’orientalisme XIXème des peintres Postimpressionnistes se devine dans ce goût affiché pour les japonaiseries. Le portrait d’Emile Zola3 peint par Manet l’atteste ; sur cette toile, l’écrivain pose aux côtés d’un paravent japonais, et d’une estampe d’Utagawa Kuniaki II, affirmant ainsi son goût, et celui de son époque, pour l’Asie. L’art nouveau, l’art déco, le Paris des années 1920, toutes ces congruences se retrouvent dans ce travail de Jacobs, dans une volonté de rompre radicalement, esthétiquement, avec d’une part ce qu’il avait pu faire auparavant (lors de la saison dernière son travail était très minimal) et avec une idée commune du goût, ou au moins française, celle du less is more4. Rappelons que Vuitton est une Maison française, bien que ses clients le soient de moins en moins. La lecture est donc rendue difficile par une telle abondance de codes du passé. Ce que l’on constate au cours de ce défilé, c’est un syncrétisme des influences. Et des problématiques concomitantes entre peinture et mode. Chez les peintres, comme chez nombre de couturiers, formes, couleurs et lumières se répondent et forment la thématique principale de la création. Ici, l’accent est clairement mis sur la couleur, et sa façon de prendre la lumière (d’où un grand nombre de matières différentes). Les sujets de recherches de l’art pictural et des arts appliqués se rejoignent plus qu’on le croit. C’est ce que l’on constate.
Mais précisément ce que Jacobs met au point c’est un goût pour l’éclectisme, une tendance à la disharmonie : les cheveux sont courts et les mèches plaquées sur le front. On coiffe sur le côté, la bouche laquée. Le rythme est soutenu : trois mannequins par passage. Les tenues sont lamées, la couleur vive et sourde : violet, jaune, vert. Un goût affiché pour l’atmosphère orientale, aux couleurs saturées, intenses, franches et aux variations multiples qui tranchent avec l’utilisation répandue alors, des demi-teintes, et de la monochromie.
« Le Camp est fondamentalement ennemi du naturel, porté vers l’artifice et l’exagération. »5
On observe un mélange de matières, comme autant de signes évocateurs de voyages et de comptoirs orientaux : soie, lurex, sequins, coton. La silhouette est scindée par une large ceinture de smoking, très années 1920. Cols mandarins, coupes orientalistes pour les vestes. On retrouve les grands principes décoratifs de l’imaginaire japonais : le contraste entre symétrie et asymétrie, les larges aplats de couleur et le souci de la décoration pure.
Des impressions d’animaux exotiques tels que les pandas apparaissent sur des tuniques voluptueuses, robes en zèbre rayé, tailleurs – pantalons en soie sur lesquels on aperçoit au dos l’impression de motifs animaliers, tels que les girafes. Les robes sont très érotiques, d’inspiration chinoise cette fois, et fendues haut sur la cuisse. On retrouve la toile monogramme LV créée par George Vuitton en 1896, dont la présence discrète s’affiche sur la peau, par de longues jupes en résille transparentes, portées sur des culottes de marins, taille haute.
Des tailleurs bleus outre-mer, des robes au décolleté travaillé et profond, imprimées de fleurs rouges et roses, une allusion aux peintres de paysage très en vogue à la fin XIXème début XXème et possiblement à l’attrait de Monet pour les fleurs. Les robes lorsqu’elles ne sont pas imprimées sont frangées, style Charleston, faisant irrémédiablement penser à Joséphine Baker, à la fois années folles et art déco. Le tout, extrêmement sophistiqué.
La marque, axée originellement sur la seule bagagerie, coïncide avec cette période de fastes et d’explorations du XIXème. L’ère industrielle a permis la création puis la démocratisation des moyens de transport, alors révolutionnés par la machine à vapeur (locomotive à vapeur, bateau à vapeur, etc.). Cela permet de comprendre un tant soit peu la justesse de cette collection à l’apparence trop éclectique, trop fouillis, qui au fond renoue avec l’imaginaire de sa fondation : la bagagerie, les voyages, l’ailleurs.
« Je voulais un glamour outrancier, des vêtements pour une femme extravertie ; des chinoiseries, une inspiration années 1920, tout ce que Paris représente. »6
Néanmoins, au regard de la présence mondiale de Louis Vuitton, et du développement conséquent vers l’Asie depuis les années 2000, on a pu entendre dire qu’il pourrait être ici question d’une collection hommage, aux nouvelles clientes venues des pays émergents. Quoi qu’il ne semble guère probable que la cliente asiatique souhaite réellement se parer de vêtements inspirés des traditions nippones, auquel cas elle n’irait pas chez Vuitton, marque on ne peut plus occidentale, pour s’habiller.
« Le Camp, c’est une expérience du monde vu sous l’angle de l’esthétique. Il représente une victoire du « style » sur le « contenu », de l’esthétique sur la moralité, de l’ironie sur le tragique. »7
Inspiré par Sontag, et son essai de 1964 s’évertuant à définir le terme camp, Jacobs tente de dynamiter l’esthétique raisonnée – trop raisonnable – que l’on a pu connaître depuis des décennies, en prônant un goût pour l’exubérance, en totale opposition aux mouvements anti-fashion, de l’arte povera ou encore du No-logo. Son parti pris : l’hédonisme.
Ce que Jacobs souhaitait faire passer au sein de cette collection c’était un certain modèle d’esthétique. Une façon de voir le monde comme un phénomène sensible, où l’idéal n’est pas la beauté, mais un certain degré d’artifice, de stylisation, débarrassé de la politique et du sérieux des mouvements des années 1990, et cela en toute dysharmonie. Plus que les vêtements, c’est une ode à l’exubérance, à l’outrance, à la démesure.
Quant au Postimpressionnisme, dont Marc Jacobs s’inspire en partie, il est loin d’être un style unitaire. Mais son hétérogénéité ne pouvait que séduire un Jacobs qui, auréolé de succès, s’offre un peu de liberté, en ayant bien en tête que les ventes de maroquinerie représentent plus de la moitié du chiffre d’affaire. Le défilé faisant dès lors davantage office d’événement sans conséquence, que d’une présentation de collection aux enjeux décisifs.
Entendu ainsi, cette collection, située entre engouement pour l’opulence et addition de styles prolixes, peut se comprendre comme ce qui pourrait jeter les bases d’un style nouveau, où le phénomène, l’attitude exprimée compte plus encore que la recherche approfondie sur le style.
Reste à savoir si Jacobs a fidèlement reproduit ce que décrit Sontag en parlant de camp. S’il est vrai que la définition de cette esthétique n’est pas très claire, c’est qu’elle est en fait le résultat de plusieurs sens, tant le terme oscille entre mauvais goût, plaisir de l’exagération, provocation, décrivant le camp avant tout comme une attitude esthétique, très théâtrale.
Bien avant Sontag, en 1954, le romancier Christopher Isherwood décrivait dans Le Monde au crépuscule8 les degrés de cette esthétique si particulière, dans un dialogue entre deux personnages homosexuels. L’un y faisait la distinction entre camp mineur et camp majeur. Un exemple du premier serait un travesti en Marlene Dietrich ; pour définir le second, le protagoniste précise :
«L’art baroque est dans une large mesure une vision camp de la religion. Le ballet est une vision camp de l’amour».9
La différence se situant alors entre la simple apparence et l’apparence mêlée de manières, d’une attitude affectée, voire théâtrale dans certains cas. Ce que l’on constate pour l’heure, c’est que ce défilé n’est pas kitsch en lui-même et encore moins camp, mais surfe sur une tendance qui est moins l’affaire de la masse que des élites cultivées.
Rappelons qu’il s’agit d’un terme emprunté au français, que la bonne société américaine des années 1960 – et non la middle class – utilisait afin de définir les milieux gais, lesbiens, travestis et transgenres, qui selon eux, « se campaient » dans des attitudes (non naturelles), théâtrales, too much et hyper sexualisées. C’est ainsi que la culture LGBT s’est forgée, les individus ciblés prenant le parti de contrer cette critique en s’appropriant le germe de leur stigmatisation, afin d’en faire un adjectif esthétique et revendicatif.
Lorsqu’on songe que ce propos tente de dénoncer l’hypocrisie de la culture dominante, hétéronormée et bourgeoise, et que l’on fait le rapprochement avec la Maison Vuitton, ses clients, ses valeurs, on ne peut que constater un décalage, avec ce qu’explique Sontag. À savoir une culture revendiquant une identité sexuelle, de manière ironique et flamboyante, dissimulant à peine une situation assez dramatique (stérilisation forcée, exclusion, ostracisme, mise à mort…)
Sous des airs superficiels, ce choix esthétique est au fond très distancié et porte un regard acerbe sur la société. Il s’agit de définir une entité, celle d’une contre-culture où l’individu, devant la nécessité de la revendication face aux autres, à une certaine idée de la sexualité, du genre et de la stéréotypie, se pense davantage en tant que posture, qu’en tant que sujet. L’excentricité adoptée par cette minorité défend la singularité d’une identité construite au-delà des modèles dominants.
Ambigu, affecté, le camp est également une notion relativement évanescente, ce qui rend difficile sa compréhension : entre comédie et performance, être au monde et définition de soi, dès le moment où cette sensibilité devient codifiée et maîtrisée, elle se teinte de stéréotypes et perd son appartenance à la contre-culture. Elle ne saurait de ce fait supporter la normativité d’un défilé lambda.
Pour en revenir à Jacobs, pour qui la sensibilité est aujourd’hui trop rationnelle, et ne laisse guère de place à l’individualité, on pourrait lui reprocher exactement ce qu’il dénonce. A savoir une prise de risque non consommée, un travail très classique et un show normé, obéissant à tous les codes de la mode actuelle. Ainsi si Jacobs se réclame de Sontag, ce n’est qu’alors en partie. Il suffit de revenir aux textes de Sontag pour constater que le travail du designer pour ce défilé reste très calibré et loin des débordements, de l’outrance, auxquels on aurait pu s’attendre.
« Dans une culture dont le dilemme classique est l’hypertrophie de l’intellect au détriment de l’énergie et du développement des sens, l’interprétation est la revanche de l’intellect sur l’art. […] Le plus important maintenant est de recouvrer nos sens. Nous devons apprendre à voir davantage, à écouter davantage, à sentir davantage. »10
Jacobs se tient à la limite seulement de la démesure. En effet on peut encore considérer son travail avec sérieux, et de ce fait, ne pas le cantonner à ce champ esthétique du camp, dont il a voulu s’inspirer pour sa collection. Et qualifier ses extravagances de simples tentatives. Bien que certaines silhouettes ne laissent que peu de doutes quant à l’outre-mesure de ses choix stylistiques, et de sa volonté de rompre avec un travail rationnel, plus classique et minimal, certaines autres sont assez harmonieuses pour tempérer le reste de la collection.
Outre les choix stylistiques, ce qui lui a échappé, c’est le sérieux du camp, très revendicateur et particulièrement politique. Bien que la forme soit inévitablement superficielle et foncièrement excessive, le fond quant à lui est bel et bien profondeur et surtout revendicatif. On ne peut se réclamer du camp sans prendre position. On aurait donc volontiers imaginé un show moins calibré et plus surprenant, au moins un tant soit peu contestataire, laissant entendre quelque clameur… Tel n’a pas été le cas.
Avec de telles références, on aurait pu également s’attendre à une mise en scène au sein de laquelle les filles présentes auraient joués des codes du camp : le swish11, ou l’usage de superlatifs (amazing ! fabulous !) ou encore le drag ou cet excès de féminité des silhouettes, aux talons très hauts, au maquillage très prononcé, et à la silhouette quelque peu masculine, empruntant ainsi à ces hommes qui se travestissent la nuit venant, accompagné d’une théâtralité qui aurait pu tendre au burlesque…
Il faudrait ajouter à cela, sans vouloir accabler Jacobs, qu’un Gaultier, prenant le risque de faire défiler des mannequins plus ou moins hors normes, et cela à presque chaque collection de sa Maison, se rapproche davantage d’une esthétique camp, voire d’une contre-culture, un tant soit peu à la marge, qu’une série de filles filiformes, répétant une démarche et des gestes que l’on retrouve tout au long de la fashion week, toutes capitales confondues.
L’effet souhaité, ou si tel n’est pas le cas, les références intellectuelles données par Jacobs lui- même, ne semblent que trop peu correspondre au résultat, trop peu exploitées, non pas mis à mal mais bien trop effacées.
Une démarche louable donc, si elle avait abouti. Jacobs tente de désacraliser le luxe à travers une esthétique de la décadence, qui tire un tant soit peu sur le camp, sans vraiment l’assumer clairement. De surcroît, il tâche de rompre avec un rationalisme trop austère, aux enjeux trop politiques, en adoptant une esthétique qu’il a pu penser frivole mais à la profondeur et aux enjeux indéniables. Jacobs se retrouve à mésuser d’une contre-culture plus revendicatrice qu’il n’a sans doute dû le croire lorsqu’il s’affairait à sa collection. Reste qu’une collection Vuitton est toujours une collection de grande qualité, de loin une des plus intéressantes de la fashion week. En vertu de cela, le travail de Jacobs, des petites mains, et de l’ensemble des équipes de manière générale, est bien sûr toujours excessivement attrayant.
Photo copyright Gianni Pucci / GoRunway.com
Notes:
- Notes on camp, Susan Sontag. Reprint, 2001. Il y a beaucoup de termes en philosophie qui n’ont jamais été conceptualisés, qui n’ont pas fait l’objet d’assez d’études qualitatives, ou qui n’ont tout simplement pas été assez médiatisées pour compter parmi les récits englobant de la modernité puis de la postmodernité. L’un de ces termes, correspond à une attitude relativement maniérée que l’on retrouve dans la culture populaire, dans la musique comme dans la mode, dans le cinéma ou encore la danse. Cette attitude, c’est le camp, ou du moins, c’est ce que Susan Sontag appelle le camp. On le connait aussi sous le terme de voguing, comme étant apparu dans les années 1970 au sein de la communauté transgenre et gay des afro et latino-américains.
2 Marc Jacobs, Backstage, 2011.
3 Portrait d’Émile Zola, Édouard Manet. 1868, musée d’Orsay.4 Locution émanant du poème intitulé The Faultless Painter, publié en 1855 par Robert Browning, dans le recueil Men and Women. Éd. Digital pulse publishing, 2009. Ce poème est un monologue dramatique abordant la peinture d’Andrea del Sarto, contemporain de Michel Ange, avec sa femme, quant aux commentaires de Giorgio Vasari sur sa peinture, qui aurait alors « manqué d’âme ».
5 L’œuvre parle, Susan Sontag. Christian Bourgeois, 2010.
6 Marc Jacobs, Backstage, 2011.
7 Ibid.
8 Le Monde au crépuscule, Christopher Isherwood. Fayard, 2013.
9 Ibid.
10 Against interpretation, Susan Sontag. Picador, first edition, 2001. Le camp consiste en la pratique gestuelle de la pose-mannequin – à savoir mouvements linéaires, caractérisé par une certaine lenteur, une certaine artificialité, des poses féminines, mettant en valeur la silhouette tout en légèreté et en sophistication – telle qu’on l’observait dans les photographies des années 1960 du Vogue américain, mais aussi lors des défilés de mode de cette même période. Il apparait moins à comprendre qu’à observer.
11 Bruissement, sifflement lors du passage.
Emilie Belkessam enseigne actuellement à Paris. Après des études d’arts et de philosophie à l’université Panthéon Sorbonne et une spécialisation en Esthétiques, elle s’intéresse à l’art textile mais aussi à la mode, plus particulièrement aux discours des créateurs sur leurs collections. Elle a travaillé comme iconographe pour les éditions Paris Musées, ce qui lui a permis de parfaire sa connaissance de l’image et en particulier de la mode (elle a collaboré au catalogue de l’exposition Mariano Fortuny, un Espagnol à Venise. Elle collabore régulièrement avec divers magazines, galeries d’art et maisons d’édition, dont Les Archives de la Critique d’Art à Rennes, et prépare actuellement une entrée en thèse sur le thème de la mémoire textile.