Par la philosophe Marie-Aude Baronian.
Il y a encore peu de temps, personne n’aurait pu imaginer que le masque deviendrait un objet matériel d’une telle évidence et d’une telle amplitude, une banalité ambulante dans des paysages vidés et figés, mais engorgés d’une masse d’inquiétudes et d’incertitudes.
Pourtant, ces dernières années, certains créateurs de mode avaient déjà travaillé et proposé cet accessoire, animés par diverses inspirations et considérations sociopolitiques[1]. L’exemple récent de la créatrice française Marine Serre qui, en faisant défiler des masques sur les mannequins, invitait le monde de la mode à méditer sur la crise écologique et l’angoisse de la fin du monde, peut sembler, à ce titre, précurseur, voire prophétique. Le masque infuserait une énergie créative et dynamique par laquelle les créateurs émergeants démontrent leur sensibilisation aux failles du monde et de l’humain.
Accessoire pandémique par excellence, autoréférentiel et ne nécessitant donc aucun sous-titre, le masque a très rapidement dépassé le champ du médical (ainsi qu’une série de références religieuses, cultuelles ou culturelles) pour s’imposer comme l’objet à la mode, dans le sens de celui qui vient capturer le cœur même de la contemporanéité.[2] Cet objet, si identifiable et iconographique dans l’espace public et à l’échelle globale, étant plus pandémique que la pandémie elle-même, nous amènerait à modifier et à réorienter notre perception du monde, de soi, et d’autrui. C’est dans ce sillage, et sans échapper à la logique rodée du système marchand, que le masque nous oblige à réfléchir aux liens étroits, quasi inéluctables, entre mode, objets et altérité. Et c’est dans cette optique que le masque est le prototype de l’objet-textile. Celui-ci est un objet qui, par sa matérialité distincte, texture le rapport à soi, à l’autre, et au monde. L’objet-textile engage le corps dans ses mouvements physiques et réflexifs. En d’autres mots, l’objet-textile est, à la fois, matière et texte ; il est le médium qui se porte ou se manipule, et se pense. Il trace dans sa trame et sa texture même ce qui (nous) arrive. L’objet-textile est aussi objet-mémoire (au-delà de sa matérialité périssable) car il est l’empreinte du coup de l’événement.
D’un point de vue historique et sociologique, de nombreux vêtements et accessoires ont été conçus pour se protéger des autres, voire s’en éloigner, ou tout simplement pour s’extraire du monde commun[3]. Or, le masque, en nos temps de pandémie, ne pourrait-il pas, à l’inverse, ou de façon conjointe, révéler la frontalité, saisissante et persistante, de l’Autre ? Si, face à la menace d’une entité virulente, le masque, en effet, protège le Soi, il protège aussi, et surtout, les Autres : la vie des autres, ceux que l’on ne connaît pas, que l’on ne maîtrise pas, ceux qui échappent à nos champs de vision. C’est pourquoi, et aussi paradoxal que cela puisse sembler, il ne peut pas tout à fait se résumer ni se restreindre à l’outil de la distanciation sociale. Il est, plus fondamentalement, proximité dans la distance.[4] Autrement dit, il ne s’agit pas uniquement de la proximité relative au risque tangible de contagion, mais la proximité inéluctable de la présence de l’Autre, même dans les espaces publics les plus vacants. Il y a certes de la distanciation et du confinement dans l’objet du masque — on se confie à un objet en confinant sa bouche derrière lui —, mais la socialité ne se réduit pas à l’expression stricte de distanciation. C’est une proximité qui ne se mesure donc pas à la distance physique, empirique, elle se vit par la relation avec l’Autre dans la distance.
Le masque dit « Protégez-vous, protégez votre famille, et vos amis », il est donc sympathique. Il est pareillement emphatique puisqu’il dit, pour des raisons citoyennes très nettes, « protégez ceux qui vivent dans le même espace géographique que vous ». Dans l’espace public, le masque est effectivement l’instrument et l’expression d’un soi emphatique, ou l’étendard du bon sens civique. Mais il peut signifier davantage encore, car l’empathie suppose toujours un terrain connu, définissable et délimité à l’avance. Ainsi, le masque est aussi exposition et ouverture à la rencontre la plus inattendue, fortuite ou mystérieuse, et donc à l’insaisissable du vivant. Et c’est là sa véritable vocation (sans nier, bien sûr, la fonction strictement sanitaire). Passer du sympathique à l’emphatique est déjà évidemment un pas qui demande de la civilité bienveillante, une certaine humilité ainsi qu’une solidarité bien comprise et pleine de bons gestes. Et puis viendra, sans qu’on le convoque, avec surprise, le masque face au radicalement Autre, face à celui qui se mettra un jour sur notre passage et qui brisera les règles consensuelles de l’aller-venue.
Le masque nous invisibilise (sans pour autant nous cacher) au profit d’un nouveau type d’anonymat. Toutefois, il est crucial qu’au-delà de la fonction première du masque, un anonymat non-sériel émerge, c’est-à-dire que le masque ne transforme pas cette non-visibilité en une simple donnée statistique contrôlable qui risquerait de désingulariser. Est-il alors envisageable que le geste barrière, auquel le masque se réfère, ouvre à d’autres gestes qui, eux, ne font justement pas « barrière » ?
Dans un registre différent, le masque à la mode nous rappelle également que tout objet à la visée anatomique est toujours à l’intersection du soi et d’un autre que soi. Le masque est auxiliaire de l’altérité car en tant que « chose étrangère », il opère presque comme deuxième peau ou organe vital, à l’instar d’une prothèse-textile au service de l’espace commun. Le masque se porterait moins dans l’espace privé et intime du confinement alors qu’il est l’objet qui porte l’intimité. “De notre intimité, il connaît presque tout. La texture de notre peau, le son de notre voix, l’odeur de notre souffle. Accroché derrière nos oreilles, dévorant notre nez et notre bouche, il retient les fluides et atténue les angoisses. Mi-protecteur, mi-confident”[5], écrit la journaliste de mode Séverine Saas.
Par ailleurs, le lien entre mode et altérité est perceptible par le fait que la mise à disposition du masque (de sa fabrication à sa distribution) repose, en grande partie, sur des gestes de solidarité. Le masque provoque et stimule de grands élans de soutien et de mobilisation, non seulement de la part d’anonymes bénévoles mais aussi de l’industrie de la mode y compris celle du luxe. Si, au sein de cette industrie, il n’est pas aisé de discerner le don de l’opportunisme, cette question d’une « solidarité avec style » n’est pas l’apanage exclusif de la pandémie que nous vivons actuellement, puisqu’elle provient d’une logique inhérente aux objets, opérante et bien connue à l’intérieur du système de la mode. Le masque n’échappe pas à la logique présentationnelle des marchandises, qu’elles soient utilitaires ou divertissantes, malgré sa nécessité absolue. De plus, sans esquiver la dialectique de l’uniformisation et de la distinction[6] propre à la mode, il engendre, de fait, des différenciations et inégalités sociales, mais sa portée « pour tous » reste centrale afin d’exister en tant que tel. On observe que le masque, quoique sommaire dans sa forme, se décline en d’innombrables matières, textures, motifs, imprimés, et palettes. Qu’il dévoile les démarches d’une opportunité capitaliste ou l’exemple d’une paranoïa déguisée, toute la chaîne de la mode (de la conception à la distribution) est convoquée et mise à l’épreuve. Que ce soit les débats autour de la production éthique et durable, le retour de la confection locale, ou les labels et tests précautionneux de qualité, le masque bouscule et accélère le monde de la mode dans ses fonctionnements et ses codes. Cela explique aussi toutes les initiatives individuelles, courageuses et optimistes, qui s’attèlent à la fabrication de masques et pour lesquelles l’expression « fait maison » résonne doublement dans le contexte du (dé)confinement. Effectivement, aujourd’hui plus que jamais, autant la signification que la confection, la production que la circulation du masque viennent cristalliser le rapport étroit entre mode et altérité, le plus souvent abordé par le biais de la mode éco-responsable et solidaire, l’aspiration à des rythmes lents[7], ou par les innovations de la recherche technologique.
La mode, rappelons-le, est, avant tout, une matérialisation du je. La mode construit et façonne la subjectivité apparente à travers un processus de matérialisation en des espaces et des temps encore plus présents que le présent lui-même. Et même si les modalités de la mode sont très étoffées, elles restent toutes centrées sur l’activité d’habiller et d’ornementer le corps en fonction du monde en mouvement. La mode, caractérisée par une temporalité cyclique et impatiente, aime jouer avec nos corps et nos humeurs. C’est, dans ce sens, que le masque est l’autre de la mode. Il est la loupe et le verre grossissant du monde des objets, de leur valeur ou de leur futilité, toutes deux pourtant nécessaires dans un monde qui doit rester ouvert à la rencontre et à l’imprévu singularisant le vivant. Bref, avec le masque, un autre lexique est amené, presque malgré lui, à se profiler.
Cela étant dit, si le masque vient illustrer la dynamique spécifique de la mode et ses limites, il renverse aussi une série d’idées reçues. Il y a encore peu de temps, le masque était “mal vu” car il signifiait la suspicion face à un lieu et ses occupants. Il était perçu comme offensif, comme distanciation tout court, comme repli identitaire, et dénonciation. Alors qu’il incarnerait tout à la fois l’anxiété, la précaution, la discipline et l’obéissance, voilà qu’il devient subitement, sans ironie aucune, l’accessoire le plus indispensable de la saison. C’est, désormais, l’accessoire du “pour-l’autre”.
Le masque vient par ailleurs, étrangement, redéfinir ce que l’on entend par « objet du désir ». En étant là, à notre portée, recommandé ou imposé (et cela malgré la pénurie scandaleuse !), le masque n’a rien de fantasmé ni d’adoré. C’est en signifiant la présence d’autrui, toujours plus vulnérable, qu’il est désir de l’Autre dans le sens où celui-ci nous touche et nous oriente, inlassablement. Il peut nous faire sortir de la solitude et de l’isolement ; il peut nous permettre de « sortir de soi », dans le double sens du terme. En nous facilitant la circulation physique dans l’espace publique, il nous confronte à la venue, inédite, de l’Autre dans ce même espace. C’est comme si en portant le masque, on était finalement forcés à véritablement reconnaître la prégnance d’autrui.
Le masque est urgence sans peur ; il est solidarité sans moralisme. Il est beaucoup et si peu à la fois. C’est l’objet-textile qui dit : « On est affecté par ce qui vient. »
Enfin, c’est aussi le moment où il faut réexaminer la question de la menace. Ce n’est évidemment pas l’objet du masque qui représente la menace, quoiqu’il puisse être infecté par le virus, qu’on ne voit pas mais qui s’incruste dans les fibres du masque. En quoi, tout objet (quel qu’il soit d’ailleurs) est autant rassurant que menaçant.
Vivre avec les restrictions auxquelles le masque se réfère, c’est déjà reconnaître que quelque chose nous échappe étrangement. Le corps physique est armé du masque pour affronter l’infection et pour se confronter, différemment, au corps social. Cet objet, trivial et a priori peu sophistiqué, devient essentiel puisqu’il implique l’essence même de notre être-ensemble et de notre lien au vivant. Et si le masque pandémique condense la résistance face à une entité inquiétante et hostile, peut-il également, par extension, déployer une résistance face à des systèmes violents et cloisonnant, et dont nous sommes en grande partie responsables ?
À la fois iconographique de la peur et de l’espoir, le masque est l’objet transition par excellence, tout en pointant une série de paradigmes à l’intérieur du système des objets et de la mode. Il est extra-ordinaire car il nous rappelle, à chaque instant, que nos époques sont sans précédents. En même temps, il est ordinaire et toujours prothétique en ce qu’il comble et incombe notre vie de quelque chose d’indispensable.
Le masque cristallise, de façon consubstantielle, autant l’histoire des objets que le système qui les fabrique. Il n’a pas, en ce jour, perdu de sa gravité, mais il s’est imposé comme l’ultime accessoire, et cela en si peu de temps — un temps que même la mode elle-même n’aurait pas pu aussi vite imaginer. C’est comme si ce petit bout de tissu venait comprimer toutes les passions, les émotions et les manifestations du vivant fragilisé. En réalité, le masque a très vite franchi le stade du militantisme en dépassant aussitôt l’étape du message ou de la pancarte. Il se normalise en ce qu’il déstabilise les frontières entre ordinaire et extraordinaire, entre commun et subversif, entre typique et atypique. Qu’il soit détourné, récupéré, réapproprié, remanié, et ballotté du cercle sanitaire et social à celui de la mode, personne ne s’en étonnera. C’est non seulement un processus propre au régime de la mode, mais celui d’un fonctionnement qui soutient la libre mutation des objets, ainsi que la fugacité et la futilité de nos actions et nos émotions. Là n’est plus la question à débattre. Néanmoins, qu’il ait migré du monde médical à celui de la rue, de l’expertise à la banalité, jamais le masque en temps de Covid-19 nous fera oublier qu’il est porté en première ligne par ceux qui œuvrent au quotidien pour assurer soins et services, avec urgence et détermination. De plus, on ne peut passer outre les inégalités qui s’immiscent dans le processus, et qui engagent toute la chaîne et la généalogie de l’existence même de tels objets. En somme, le masque indique tout autant la fragilité de l’objet dans son temps, la fragilité du système de la mode qui le structure, que la fragilité du vivant destiné à être protégé. Qu’il soit pris dans un registre social, consumériste ou symbolique, on est face à un objet-textile qui concrétise l’air du temps, dans sa matérialité et sa portée sociétale. Bien que le masque nous empêche de nous reconnaître mutuellement, il révèle une singularité collective à la mesure de l’événement et du vivant vulnérable. Il y a quelque temps encore, qui aurait cru que cet objet-textile devienne si rapidement bien plus qu’un accessoire de défilé, une fantaisie ou une provocation créative, parfaitement instagrammable et donc viral ? Aujourd’hui, le viral est au cœur de l’objet en nous ramenant à une réalité autre que virtuelle. Quel est l’avenir de cet objet qui se logera et s’installera au fond de nos poches, sacs et tiroirs, prêts à renforcer et « vitaliser » le corps, à tout moment ?
En migrant du milieu chirurgical à celui de la mode, le masque n’oblitère pas la détresse qui lui incombe, mais il dévoile un champ plus vaste et complexe, celui du vivant qui s’épuise. Alors, c’est peut-être aujourd’hui plus que jamais le rôle, si pas la responsabilité, de la mode de réinventer, autrement, d’autres objets-textile.
[1] Voir notamment les quelques exemples repris sur www.francetvinfo.fr. Consulter « Sept créateurs de mode expliquent les raisons qui les ont poussés à imaginer des masques, bien avant la pandémie du Covid-19 ». 27 avril 2020.
[2] Voir à ce sujet le petit texte de Giorgio Agamben: Qu’est-ce que le contemporain? (Paris, Rivages, 2008).
[3] A titre d’exemples, citons le rôle joué par la robe crinoline, les chapeaux, les voiles et voilettes chez les femmes ; les armures et les pourpoints chez les hommes. Il est vrai qu’il faudrait dresser un inventaire plus précis des pratiques du masque, à commencer par le port de celui-ci en Orient qui se distingue de celui en Occident, ou encore il faudrait se pencher avec minutie sur l’histoire des épidémies ou sur celle d’autres accessoires destinés à dissimuler et voiler.
[4] Certains reconnaîtront ici, sans difficulté aucune, l’influence de la pensée et du lexique d’Emmanuel Levinas.
[5] « Le Masque, nouveau miroir de l’époque », Le Temps, 2 mai 2020, p. 22.
[6] Voir à ce sujet les célèbre textes sur la mode du philosophe allemand Georg Simmel. [7] Il faudrait approfondir et insister sur cette dissonance entre la vitesse pandémique qui a fait surgir l’objet du masque et les interrogations actuelles sur d’autres types de temporalités qui tentent de freiner le frénétisme de la nouveauté et de la quantité au sein du système de la mode.
Pour télécharger cet article: Masque_et_Altérité_BARONIAN
Pour citer cet article: Marie-Aude Baronian, “L’autre masque: mode, altérité, et objet-textile”, In Culture(s) de Mode, 11 mai 2020, en ligne: Masque_et_Altérité_BARONIAN