Skip to main content

par Saveria Mendella, Doctorante en Mode et Langage à l’EHESS

 

 

Topographie du langage de la mode

Depuis l’analyse sémiologique barthésienne de la mode, affirmer que le secteur dispose de son propre système (de signes) est un lieu commun. Pourtant, dans le langage, les discours dessinent une topographie de la mode qui relativise la visée globalisante de son système symbolique et trace les frontières de son fonctionnement économico-représentationnel.

Dans l’histoire dialogique de la mode, le mot « rue », dont la géolocalisation imprécise peut-être bénéfique, tient toute sa place. La rue inspirante, la rue envieuse, la rue suiveuse. Une stabilisation du dit par figement qui permet au secteur de comparer la société à un public vague et distancié, mais, dans le même temps, global.

Nous retrouvons ainsi dans les années 1990 la citadine, travailleuse diplômée que les vestes à larges épaules déguisent en homme pour obtenir des « femmes fortes ». Ce modèle, inspiré des costumes « New Look » de Dior portés par Lauren Bacall dans les années 1940, révèle le mythe de la new-yorkaise immortalisé par le film Working Girl.

La décennie a également vu naître le succès du hip-hop, mouvement culturel urbain qui a ouvert l’accès de la scène culturelle mondiale aux ghettos noirs et latinos américains tout en créant une nette démarcation entre un style « blanc » et un style « racisé ».

Alors que les femmes blanches du monde entier arpentent les rues et deviennent des working girls, les femmes racisées, aux Etats-unis, arborent les prémisses du streetstyle cantonné à certaines zones de la ville, et les femmes racisées du reste du monde sont invisibilisées.


Magazine Seventeen (USA)
Mai 1996

Dans un autre registre, certains lieux sont devenus, au travers des discours de mode, des références aux temps de pause. Une intemporalité qui ne rejoint en rien les basiques de la mode mais qui s’apparente plutôt à une tendance récurrente, saisonnière.

Les défilés croisières et resort, souvent tenus dans des lieux dits « exotiques » – car non habités par la mode image -, proposent fréquemment des vêtements aux couleurs chaudes et sablonneuses pour créer linguistiquement et visuellement un univers de vacances, un temps de pause donc.

Si les teintes dites sablonneuses relèvent exclusivement d’une sémantique imaginaire transportant le destinataire dans une sémiotique de villégiature, celles « chaudes » dépendent d’un lexique professionnel de l’univers textile.


Etro, collection Resort 2020
Vogue Runway

Ce rapprochement symbolique, entre évasion et technicité, permet de légitimer les classifications mentales qui accompagnent la notion de chaleur dans la mode image.

Les couleurs dites « chaudes », telle que l’ocre, l’orange, le rouge, font toutes référence à la terre et à ses diverses aspérités. Mais ce qualificatif technique s’inspire de régions du globe qui sont pourtant exclues des évènements de la mode (Afrique, Amérique du Sud).

Rien d’étonnant alors à ce que l’une des extensions du terme « chaud » ait conservé toute son actualité malgré une apparition linguistique datant de 1243 : « récent, chaude nouvelle »[1].

Par l’emploi de descriptifs évoquant la chaleur pour des collections exclues des temps forts de la mode, de par leur lieu de présentation (une non-capitale de mode) et leur vocation d’usage (vêtements de vacances), les commentaires de ces collections maintiennent une non intégration durable de ces territoires, que la mode visite à titre exceptionnel. Dans ces capsules temporelles que sont les croisières, les médias et les institutions sélectionnent un discours – pour décrire les collections – que l’on pourrait qualifier d’estival, c’est à dire en dehors de la permanence.


Christian Dior, collection Resort 2020
Vogue Runway

Dans le langage de la mode, se répercutent les inégalités de représentations du secteur. Mais c’est de la pratique commune de l’outil, la langue, que peut émerger une force unificatrice. Dans la mode, dire peut être synonyme d’agir. Reste à déterminer quels sont les lieux, imaginaires et réels, où se produit, se signifie et se réalise, le langage de la mode.



[1]https://www.cnrtl.fr/etymologie/chaud